Back to article index
Previous

II


TRANSLATION/ROTATION - ESPACE/TEMPS

Ce qui frappe avant tout dans l'œuvre d’Albert Gleizes, c’est son unité. Une logique interne la dirige et de 1912 à 1935 on assiste à une recherche continue qui trouve son dénouement dans la technique traditionnelle enfin recouvrée.

En 1946, Albert Gleizes peint encore dans le mode cubiste, et, à coup sûr, il a été l’un des rares peintres de cette école à demeurer fidèle aux principes premiers, alors si férocement proclamés par tous ses membres. C’est qu’Albert Gleizes n’a jamais peint que pour lui-même, hors du cercle des marchands de tableaux et des critiques d’art, ce qui explique le peu d’études à lui consacrées. Et si tous les comptes rendus de ses expositions n’ont pas atteint à la grossièreté de Gaston Poulain osant écrire cette phrase: «Albert Gleizes crache dans la peinture pour y faire des ronds», (7)  aucun du moins n’a vraiment mis en lumière le côté essentiel de l’œuvre du peintre.

(7) Vérités, Ier mars 1946.

C’est qu’il eût fallu connaître en effet l’homme et son chemin pour juger l’œuvre. Albert Gleizes l’a souvent redit; mais peut-être est-ce dans sa lettre à Gottfried Graf qu’il s’est le mieux exprimé sur ce point: «Vous savez, mon ami, lui écrivait-il, combien depuis longtemps me paraissent inséparables l’homme et l’artiste. Le premier est la cause du second, même quand le second l’ignore c’est le premier qui le mène et l’artiste n’est jamais que le serviteur de l’homme». (8)

(8) Catalogue pour l’Exposition du cinquantenaire de Gottfried Graf. Gesamtschau zum fünfzigsten Lebensjahre, Lettre d’A. Gleizes. Stuttgart, 1931.

Or, on ne comprendra jamais la personne d’Albert Gleizes, non plus du reste que son art, si l’on oublie l’illumination soudaine qu’il eut en 1917 aux environs de New-York. Au cours d’un après-midi d’été, en effet, à Pelham il eut soudain l’intuition révélatrice «conséquence d’émotions et de raison qui touche à sa limite» (N.). Il la traduisit en ces termes à sa femme étonnée: «Il m’arrive une chose terrible, je retrouve Dieu. Dieu existe. On ne peut pas se passer de lui!»

Aussi parlant de son retour en France, deux ans plus tard, Albert Gleizes peut-il écrire: «Je me retrouvais à Paris. Mais c’est l’homme que j’y avais laissé que je ne retrouvais plus. Que j’y avais laissé, je dis bien: je m’en rendais compte étrangement» (S.). Période de recherche où Gleizes espère trouver la religion désirée dans le communisme (encore inexistant en France). De là ses articles «Vers une époque de bâtisseurs» dans Clarté où il esquisse une apologie de la religion et oppose la peinture murale au tableau de chevalet.

Quel chemin parcouru depuis Du cubisme! Et l’on conçoit qu’Albert Gleizes reprenne la plume et écrive un nouvel ouvrage: Du cubisme et des moyens de le comprendre où deux phrases jaillissent soudain au sommet d’une page:

«Le tableau, conçu suivant les lois de ces organisations, sera un petit univers accordé au rythme de l’Univers.

— Et l’homme qui saura le goûter sentira revenir la notion religieuse qui a provoqué dans l’humain l’apparition de la manifestation artistique peinte, cette grande, prière dite avec les lignes, les formes et les couleurs». (9)

(9) Du cubisme et des moyens de le comprendre, édit. La Cible, 1920, p.42. 

Dix neuf cent vingt-trois. Albert Gleizes remet à La Vie des Lettres et des Arts un long article de cinquante-huit pages qui marque un relais d’importance dans son itinéraire tant pictural que spirituel: «La Peinture et ses lois. Ce qui devrait sortir du cubisme.» «Avec cet essai commence pour moi le chemin de Damas. Les points que j’ai touchés par mon expérience de peintre m’ouvrent des horizons insoupçonnés.» (L.). Son étude est un long éloge de l’art chrétien du Moyen- Age. Après l’inoubliable première page et son souffle prophétique, survient cette affirmation décisive et qui engage tout l’homme: «Un monument tel que le christianisme n’est pas né d’une erreur». Une telle phrase serait même un aboutissant si quelques lignes plus loin, Gleizes parlant du catholicisme actuel, ne s’écriait douloureusement: «L’Eglise est un organisme affolé dont les véritables maîtres se sont retirés». (10)

(10) La Peinture et ses Lois, p.5

Comment Albert Gleizes était-il parvenu à de telles conclusions si éloignées de sa pensée jusqu’alors?

C’est ici qu’il faut voir le chemin de l’artiste pour trouver par cela même celui de l’homme.

Du cubisme de Metzinger et Gleizes en 1912 posait l’idée directrice de l’évolution du cubisme. «Le tableau, y était-il écrit, porte en soi sa raison d’être. Il ne s’accorde pas à tel ou tel ensemble, il s’accorde à l’ensemble des choses, à l’univers: c’est un organisme». (11) Certes, située dans son contexte, une telle phrase se voit dirigée contre l’idée de peinture décorative, de fresque même. A en croire les auteurs, la peinture serait une fin en soi et pourrait être placée n’importe où. Là, sans doute, est l’erreur que les articles de Clarté, huit ans plus tard, viendront dénoncer. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’au départ, Albert Gleizes peut le dire: «Le cubisme de 1911 portait en puissance la redécouverte de l'objet». (12)

(11) Du Cubisme, Figuière, édit., p.11.

(12) Introduction à Puissances du Cubisme, en préparation. Objet signifie ici le tableau surface plane, par opposition au sujet qui est le spectacle figuré sur le tableau classique: la nature morte est un sujet, le tableau-organisme un objet.

Jusqu’en 1920 la recherche est empirique. Essai de construction d’une «peinture-peinture», les toiles de Gleizes à cette époque sont travail purement intuitif, comme, du reste, les oeuvres des autres cubistes encore fidèles au mouvement: Metzinger et Juan Gris. En 1923, La Peinture et ses Lois formule les premiers principes d’un art objectif sous le nom de «translation» et «rotation». (13) Mais ces lois découvertes, Albert Gleizes les retrouvait aussitôt dans la peinture du Moyen-Age, c’est-à-dire dans la peinture religieuse chrétienne. Une sévère critique de la Renaissance forme donc le corps de son article, en même temps qu’une étude remarquable sur l’art roman: «La fresque, c’est un rythme et pas autre chose. La peinture n’existe qu’en raison du rythme, c’est la cause capitale» (p. 12). «Le rythme des peintres chrétiens est réglé en vertu des mesures identiques qui conditionnent le retour d’un certain phénomène, persistant sur le plan déterminé par la muraille» (p. 13). «L’œuvre peinte du Moyen-Age était vue en élévation, la tête de l’homme qui la regardait se levait et l’esprit suivait ou subissait le déroulement du rythme sans qu’une supercherie oculaire intervint» (p. 18). Dans son opposition des «époques religieuses rythmiques» aux «époques profanes spatiales», Albert Gleizes formulait déjà toute la base théorique de la technique traditionnelle. Sur le plan plastique en effet, l’article La Peinture et ses Lois est déjà un travail complet. L’erreur est sur le plan religieux qui consiste à présenter la religion comme disparue avec la Renaissance. Mais Albert Gleizes reviendra bientôt sur un tel jugement. En 1928, en effet, dans une note de son livre Vie et Mort de l’Occident chrétien, il écrira cette réflexion bien significative: «Ce sera sur une valeur religieuse que se fera l’unité de l’Occident chrétien. Sera-ce une seconde vie du christianisme? Peut-être, car rien ne s’oppose à cela, pourvu qu’il retrouve sa vérité vivante, une et indivisible, forme absolue et non figure relative». (14) L’assertion brutale de La Peinture et ses Lois se tempère ici d’une hypothèse qui tend à être affirmative. Au reste d’aucuns ne s’y étaient pas trompés qui avaient vu, dès La Peinture et ses Lois, l’orientation définitive prise par Gleizes. «Un jour Victor Basch après avoir lu cette étude me dit: «Vous finirez dans le giron de l’Eglise». Je vous avoue que je ne pris pas cela pour un compliment» (L.).

(13) On ne trouvera ici que l’historique de la redécouverte de la technique traditionnelle. L’emploi de termes étrangers sera expliqué dans un prochain article sur la technique traditionnelle, selon l’œuvre d’A. Gleizes.

(14) Vie et mort de l’Occident chrétien, éd. Moly-Sabata, 1930, p.30, note 1.

La Peinture et ses Lois, en effet, expose bien les conséquences d’une telle recherche. Tout art objectif tend nécessairement au rythme et par là même est essentiellement religieux. Car le rythme comporte en soi «la notion d’infini» (p. 35) et donc s’engager dans la voie du «tableau-objet» (suivant la formule d’Albert Gleizes) c’est s’orienter définitivement vers une peinture sacrée. Et comme l’homme sous-entend l’artiste, l’artiste étant religieux, l’homme devra le devenir, s’il est conséquent avec lui-même.

Voilà, grossièrement exprimée, la marche d’Albert Gleizes. Il n’y a là nulle sentimentalité, nulle estime de l’art du Moyen-Age par goût instinctif ou passion innée. Ici la technique chrétienne est magistralement exposée: l’état d’esprit de l’artiste roman est parfaitement mis en lumière et, volontairement, parce qu’il y voit la réalisation de la définition même de la peinture, Albert Gleizes s’engage sur les traces du peintre chrétien.

                                                                                                        Next