L’ENSEIGNEMENT D’ALBERT GLEIZES
«J’ai débroussaillé un sentier qui mène à une grande voie oubliée. A vous, les jeunes générations, de pousser mes efforts jusqu’à cette voie triomphale qui mène à Dieu. Vous pensez avec quelle confiance je vous regarde...»
Albert Gleizes, Lettre privée.
«AU PIED DU MUR» (1)
(1) Cet article essaiera de compléter L’itinéraire pictural et spirituel d’Albert Gleizes ... On ne saurait l’en détacher, car il ne fera que développer certains points plus particulièrement essentiels de l’œuvre de Gleizes. Pour le reste et principalement pour la relation de la technique retrouvée au cubisme dont il pourra être fait mention au passage, je renvoie au précédent article. Les références et abréviations y seront les mêmes.
S'il fallait d’un mot, caractériser l’effort d’Albert Gleizes, on pourrait dire qu’il a consisté simplement à se mettre «au pied du mur» — non pas que Gleizes ait été le seul à prendre conscience des exigences de la surface plane, mais que, parmi tant d’autres qui se confiaient d’instinct en leur génie, il ait préféré rechercher avec patience la voie sûre d’un art objectif, vrai pour lui comme pour tout autre, et, partant, soumis à des lois éternelles.
«L’art est une grande aventure pour laquelle il faut avoir eu soin de se bien préparer», disait Gleizes en 1921, «se mettre en route sans boussole serait folie». (2) Sagesse élémentaire, pensera-t-on, mais qui — avouons-le — n’est point le fait des artistes de ce temps.
(2) Tradition et cubisme, p.124
Albert Gleizes aura longtemps réfléchi sur son métier avant de se lancer dans l’aventure plastique, et il aura longuement peint avant d’écrire. Cherchant une base intangible à son art, il sera parti du matériau le plus fondamental de toute technique picturale, le mur.
Un tableau de chevalet, cela demeure une abstraction et il est toujours facile, il n’est que trop facile, d’user à son endroit d’une liberté totale. Conçue comme indépendante de l’univers, la toile reste un monument arbitraire qu’on peut transplanter à loisir, et qui, par le fait même, ne peut trouver nulle part sa raison d’être. Le mur, lui, s’intègre de gré ou de force à une architecture, et tout comme l’architecture, qu’on le veuille ou non, a ses lois, le mur a lui aussi ses exigences, et, tôt ou tard, il faudra bien que le peintre en prenne conscience. Bien entendu, le peintre demeure libre de traiter son mur comme une toile, et il n’a pas manqué de le faire: Michel-Ange a usé de la sorte des parois de la Sixtine et le résultat de son effort est qu’il nous fait oublier l’architecture. Esthétiquement, nous n’avons pas le droit de critiquer Michel-Ange, si l’esthétique est le domaine du goût personnel, ce dont je doute fort. Mais rationnellement, quelque géniale que soit son œuvre, il nous faudra reconnaître son défaut capital: celui d’une insoumission absolue aux lois naturelles de l’objet.
Quelles sont en effet les exigences murales? Disons avant tout que l’artiste n’envisage ces lois que sur le plan humain. Le mur ne lui apparaît que vis-à-vis de l’homme, et c’est par rapport à ce dernier seulement qu’il prend conscience de ses qualités. Ainsi vu, le mur se révèle être une surface plane. Mais devant cette surface plane, le spectateur peut avoir deux réactions: l’une, statique, consiste à envelopper le mur entier d’un seul coup, sans que l’œil se meuve dans l’orbite; l’autre, dynamique, consiste à parcourir du regard la surface du mur de part en part, suivant des «circuits circulaires» innombrables. La première position qu’A. Gleizes appelle translation sera favorisée par la perspective horizontale: nous demeurons plus facilement immobiles devant un paysage que devant un mur. Le paysage bouge devant nous; son mouvement est un flux qui glisse du premier au dernier plan (et parvenu là, il y expire) alors que le mur a tôt fait, par son immobilité même, de lasser notre propre statisme. La deuxièine position qu’A. Gleizes appelle rotation exige au contraire un manque absolu de perspective horizontale. Devant le paysage, nous sommes sans cesse attirés par l’au-delà du premier plan. Dans le mur au contraire la surface plane soutient les démarches de notre regard. Et je ne vois meilleure explication de ce phénomène que celle qu’en donne Gleizes lui-même dans Signification humaine du Cubisme: «L’étendue, dit-il, devient le parcours du mur ou de la toile selon des relais cadencés et dirigés. L’œil qui, selon sa nature, prend «la forme» en tournant, se promène, possède la surface du mur, sans s’enfoncer dans l’abîme immobile de la perspective qui troue le mur». Mais tout mouvement d’ordre nécessairement circulaire (dû à la forme cylindrique de l’œil) ne peut se multiplier à l’infini sur une surface finie et nettement circonscrite. Ces répétitions de mouvement, ces retours vont constituer la cadence. Au statisme de tout à l’heure, qui donnait l’étendue, succède la répétition mouvante de la cadence qui nous donne le temps. Que je revête mon mur d’une anecdote prise dans la nature, et me voilà suspendu dans l’étendue. C’est le règne de l’immobile. Je puis introduire dans ma composition des draperies tourbillonnantes, des figures en pleine course, il n’empêche que tout est à l’arrêt. J’embrasse la draperie, la figure et, au même instant, elle se fige, jusqu’à ce que je l’abandonne du regard. Qu’au contraire je dessine sur mon mur une succession de cercles s’engendrant en spirale, et voilà mon œil pris par le mouvement et traversant lentement la surface de gauche à droite. Que ces cercles soient égaux et ma cadence sera égale: à intervalles réguliers mon œil passera par le bas de chaque cercle. Qu’ils soient au contraire inégaux et ma cadence sera irrégulière. Mais parvenu à l’extrémité opposée au point de départ, que ferai-je? La cadence exige un dénouement, hors de sa nature. Revenir à la mesure, ce n’est pas possible: la nature de la surface plane exige la mobilité de mon œil et cependant cette mobilité réclame une certaine stabilité qui conclue son action. C’est alors qu’intervient le rythme: cercle absolu, qui reprend la cadence dans sa mouvante circularité et la mesure, dans son achevée circularité. C’est là le rythme, simultanéité de la cadence et de la mesure, de l’espace et du temps, c’est dire qu’il est l’équivalent plastique de l'Eternité.»
Tout cela semble bien savant, bien théorique et fort loin de la réalité. Et cependant — je ne voudrais pas pour autant diminuer le mérite d’A. Gleizes — il faut dire que nous en faisons l’expérience tous les jours. Ce n’est pas en vain qu’on couvre nos murs de papiers peints. Et que sur ces papiers peints, un motif inlassable revient, marquant de cadences régulières le parcours du mur. Mais le rythme manque, nous le sentons bien: lorsque, malade, nous essayons de distraire la longueur du temps, et partant notre ennui, en découvrant le modeste papier peint qui nous entoure, nous cherchons vainement une conclusion à son déroulement monotone. Ici la porte vient arrêter sa progression. Pourquoi? Et nous voilà revenant sur nos pas, faisant inlassablement le va-et-vient entre l’armoire et la fenêtre, entre la fenêtre et l’armoire.
L’artisanat, lui, n’a pas oublié les lois de son labeur. Et c’est une conclusion qu’il faut se hâter de tirer. En recherchant les lois de la peinture, nous voici ramenés à une conception artisanale de cette technique. Ce n’est plus l’artiste, l’homme dont la liberté est totale, si totale qu’elle en devient mortelle servitude, dit Gleizes si justement. C’est l’homme social, à son travail, dont l’acte plastique entre dans le rythme de sa vie, au même titre que le repos ou le labeur. Quand l’artiste voudra se coucher, il lui faudra se soumettre aux lois de son lit, de ses draps, de son oreiller, qu’il le veuille ou non. Bien entendu, il y a la réciproque, mais enfin s’il veut avoir chaud il faudra bien que notre homme place les couvertures sur son corps et d'une certaine manière. Mais l’art — le mot est assez parlant — domaine de l’artificiel, ne connaît pas ces contraintes. Un Picasso nous l’aura suffisamment montré, et n’eût-il fait que cela qu’il eût grandement contribué à la critique de cette Renaissance dont il demeure, à son insu, un des derniers représentants. L’artisan, lui, travaille pour un but utile et déterminé. Il a un matériau qui s’impose et qui impose ses lois: la pierre n’est point la terre; la voûte en cul-de-four n’est point le mur rectangulaire. L’artiste n’y prend pas garde, use du trompe-l’œil et du subterfuge: il cache la pierre sous un revêtement d’huile. Mais tôt ou tard, il est vaincu: la pierre se défend, l’architecture (surtout si elle est artisanale) proteste véhémentement contre l'intrus, et toute peinture surajoutée au mur risque fort de s’écailler, au gré des circonstances et des intempéries.