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RYTHME - ÉTERNITÉ

Il y a dans La Peinture et ses Lois des coups de lumière soudains que, par un certain illogisme bien compréhensible, Gleizes ne mettra pas immédiatement à profit. Témoin cette page sur le rythme où tout est exprimé de la courbe, de l’ordre circulaire et de la spirale même: «De circulaire fermé le rythme deviendra spiralant, c’est-à-dire à la fois fini et infini; il ne saurait mieux ordonner l’œuvre peinte sur l’ordre universel même» (p. 40). Il y a là pressentiment remarquable, et cependant il va falloir dix ans pour que Gleizes passe à la pratique; qu’il énonce d’une façon définitive, dans ses œuvres peintes, la formule magique: «Ars imitatur naturam in sua operatione», clef de tout l’art médiéval, de tout l’art traditionnel, pour tout dire.

A l’heure présente, si Gleizes formule parfaitement (la question de l’arc-en-ciel, capitale, cependant mise à part) toute la théorie de la peinture éternelle, dans les schémas qu’il donne de son application il reste encore à mi-chemin. En fait il n’atteint pas au rythme, paralysant le mouvement circulaire dans ses deux états extrêmes: la «rotation» faussement appelée rythme.

Aussi Gleizes ne se contente-t-il pas des résultats obtenus. Esthétiquement, ses toiles sont fort belles, mais il sait bien, lui, leur auteur, qu’il y manque quelque chose pour que le problème posé sur le plan du tableau se dénoue. Suivant l’heureuse formule de Jean Chevalier, en effet, l’œuvre de Gleizes est une recherche constante vers «le dénouement traditionnel du cubisme». (15)

(15) Confluences, art. cité. Cette formule est le titre même de l’étude, source de premier ordre sur Gleizes et son effort. Du même auteur dans Le Poids du Monde, n° 2 (1938), pp.76 à 81 un fort bel article sur la «Renaissance de l’homme» où A. Gleizes joue un large rôle.

La conférence faite à Paris en 1927 à la Fondation Carnegie et intitulée «Peinture et Perspective descriptive» est une reprise magistrale de La Peinture et ses Lois. Ici Albert Gleizes met bien en lumière la notion «d’œil au repos» et «d’œil en mouvement» qui distingue l’œuvre renaissante de l’oeuvre traditionnelle. L’espace, la perspective, c’est le spectateur figé embrassant la scène d’un coup d’œil et regardant le sujet horizontalement, du premier au dernier plan, c’est-à-dire sans obéir à la loi du mur. Le rythme au contraire, jouant sur l’espace plan de la fresque, de l’objet, invite l’œil à se mouvoir, à suivre les orbes spiralantes qui le guident au long de la surface peinte. «L’œuvre peinte, déclare Gleizes dans deux pages éblouissantes, est un ralenti dans lequel l’œil doit parcourir la. forme, l’apprécier sensuellement, — sans confondre sensuel avec concupiscence. Une mécanique plastique doit remplacer la mécanique théorique de la descriptive. Elle permettra au plan vertical du mur, par la simple reconnaissance de sa mobilité, de libérer toutes les figures formelles qu’il détient en puissance. La cadence saura les lier, les associer, les combiner, les abandonner tout en les dirigeant, les ralentir et les activer, unir intimement le rectangle et le cercle, qui avaient paru à Cézanne les véritables éléments plastiques du tableau». (16)  Albert Gleizes ne parle plus du rythme, mais de la cadence et par là nous sentons bien qu’il a découvert ce qui lui manque: ce rythme insaisissable.

(16) Peinture et Perspective descriptive, éd. Moly-Sabata, 1927.

Par la cadence, cependant, il retrouve l’arc-en-ciel, le spectre solaire principe fondamental de l’art chrétien, des «nimbes» et des «gloires» romanes. Car la couleur elle aussi doit participer au mouvement imprimé au dessin, et inviter à son tour l’œil du spectateur à «entrer dans la danse». Or le spectre seul permet la mobilité du ton local. Et c’est là qu’Albert Gleizes rend hommage à Delaunay qui, génialement, intuitivement, brossait l’arc-en-ciel depuis 1914.

Imprimer au bleu un mouvement continu est le faire devenir un «vert selon son destin vivant; ce vert deviendra un jaune, ce jaune, un orangé, cet orangé, un rouge, ce rouge, un violet, ce violet, un indigo. En mouvement le bleu se met à vivre; il se dirige dans le temps qui le soumet à la cadence». (17)

(17) Le rythme dans les Arts plastiques, supplément à Homocentrisme ou le retour de l’Homme chrétien, éd. Moly-Sabata, i937, pp.166-167.

Mais où aboutir? Revenir à l’espace, revenir au bleu initial et recommencer invariablement ce circuit? Nous voilà au rouet; le dénouement ne survient point qui nous libère de cette servitude temporelle. Et, demeurant entre ciel et terre, l’arc-en-ciel n’est plus le Médiateur, il n’est plus essentiellement chrétien.

Albert Gleizes en 1934 découvre enfin le rythme qui relance tout dans l’éternité. Le cercle, la spirale, dont il parlait dix ans auparavant, prennent aujourd’hui leur sens plastique et surviennent dans ses toiles. Il faudrait citer ici l’étonnant passage de ses mémoires où Gleizes raconte comment il découvrit ce qu’il cherchait depuis si longtemps. Aux tableaux d’alors «il manquait quelque chose de définitif que j’entrevoyais maintenant, déclare-t-il, c’était le mouvement même où les enchaînements modulés de couleur trouvent leur dénouement. Ce mouvement, c’est le rythme du tableau exprimé par l’arabesque linéaire qui en dessine la forme. C’est telle forme qui doit ramener à l’unité les fragmentations organiques qui n’en sont que la promesse» (S.). La courbe «relie» (religare égale relier égale religieux) les éléments spatiaux et temporels et les résout dans l’éternel. Le gris joue le rôle de résonnateur sur le cercle chromatique qu’il vient cerner: il est la lumière à laquelle aboutit notre bleu de tout à l’heure, lumière qui demeure à la fois dans l’espace par sa tonalité générale grise, et dans le temps par la coloration qu’elle reçoit au contact de chaque ton de l’arc-en-ciel. «Sur un rouge, le cercle gris se colorait en vert, sur un vert le dessin gris se colorait en rouge, et partout où passait la ligne grise le même phénomène se reproduisait» (S.). Rotation achevée: dénouement du temps et de l’e'space dans l’éternité. Albert Gleizes peut reprendre la plume et écrire Homocentrisme ou le retour de l’homme chrétien, son œuvre'maîtresse sans doute bien que fort brève au regard de son ouvrage gigantesque sur La Forme et l’Histoire (18) qui montrait les applications dans le domaine humain des découvertes du peintre.

(18) Povolozky, éditeur, 1932. Un deuxième tome viendra compléter le premier.

Homocentrisme est le livre-clef de la technique traditionnelle recouvrée. Des schémas montrent comment les lois objectives de l’art de Gleizes sont celles de tous les arts religieux: fresque de Saint-Savin, Menhir gaulois ou Bouddha de l’époque Gupta, toutes les œuvres sont faites d’espace cadencé se dénouant dans le rythme. Mais l’on voit bien la conséquence humaine d’un tel ouvrage, car c’est à l’auteur lui-même qu’il faut appliquer les phrases finales du livre: «L’homme renaissant est mort, l’Homocentrisme, en considérant comme une nature inférieure, mais nécessaire, l’homme corporel, sensible, et en le comprenant périssable, a vu dans l’être humain une nature immortelle. Dans la disparition de l’hypertrophie corporelle, alentour réapparaît un homme corporel, à son échelle authentique, pouvant s’élever jusqu’à l’esprit par la passion de la Perfection. Et cet homme-là, c’est l’homme chrétien» (pp. 141-142).

Voilà bien du chemin parcouru depuis Vie et Mort de l’Occident chrétien et Homocentrisme ,comme l’indique son sous-titre, est vraiment «le retour de l’homme chrétien».

On pourrait achever ici le résumé de cette évolution technique et partant humaine. Il serait injuste cependant de ne pas faire mention, pour mémoire, de deux brèves œuvres littéraires de Gleizes qui donnent un résumé excellent de tout l’effort du cubisme, en même temps que de sa récompense.

La signification humaine du cubisme, causerie faite au Petit-Palais en 1938, est une synthèse remarquable à laquelle on ne peut que renvoyer. En trente pages, tout est dit et le seul défaut d’un tel ouvrage est son manque d’illustrations, défaut auquel a remédié du reste Albert Gleizes, qui, dans son exemplaire privé, a semé les marges de schémas explicatifs et évocateurs. (19)

(19) Edit. Moly-Sabata, 1938.

«Avec la réintroduction du temps, l’étendue devient le parcours du mur ou de la toile selon les relais cadencés et dirigés. L’œil qui, selon sa nature, prend «La Forme» en tournant, se promène, possède la surface du mur sans s’enfoncer dans l’abîme immobile de la perspective qui troue le mur» (p. 16). Je renvoie le lecteur aux phrases que je citais tout à l’heure en parlant de La Peinture et ses Lois et de Peinture et Perspective descriptive. On y trouvera continuité et achèvement tout ensemble.

Enfin en 1943, Albert Gleizes écrivait l’article «Sipiritualité, Rythme, Forme» dans Problèmes de la Peinture. (20) C’est là une conclusion. On ne comprend bien une conclusion que si l’on a lu le reste de l’œuvre. Encore cela pourrait-il former une préface. Mais de toute manière il faut toujours en revenir à Homocentrisme qui est la pierre angulaire de la technique traditionnelle, redégagée des sables de l’oubli.

(20) «Problèmes de la Peinture», Confluences, éd., 1945, pp.310 à 330. Voir le compte rendu de cét ouvrage et de l’article de Gleizes dans la «Causerie de l’A.B.C.» du 11e cahier de Témoignages.

C’est justement qu’Albert Gleizes a pu résumer son effort dans ces quelques lignes, toutes à l’image de sa vie: «J’ai fait ce que j’ai pu pour que les prémices du cubisme prennent un sens, en se développant logiquement. Je me suis toujours refusé à altérer le caractère de l’idée initiale qui me paraissait tout à fait digne de remplir une existence. J’ai fait en sorte de l’affirmer chaque jour un peu plus. Et je me suis bien gardé de me rendre aux bonnes raisons toujours prêtes, pour le faire bifurquer et revenir sur les voies de garage du classicisme, anachronique et révolu. J’ai préféré accepter le risque de me perdre tout à fait plutôt que de rentrer à contre-cœur dans une formule à laquelle je ne croyais plus. Si je succombe, me disais-je, au moins mon échec servira-t-il à quelque chose. Il mettra en garde les jeunes peintres à venir contre les tentations de courir de trop grandes aventures et leur prouvera qu’il vaut mieux se contenter, pour faire carrière, d’employer son talent, avec prudence et adresse, à inventer des poncifs pour déguiser les lieux communs...

«...L’idée a été la raison de mon œuvre de peintre, mon œuvre de peintre a été la raison de l’idée, et l’idée, en définitive, a été la trame de tout ce que j’essayai d’accomplir dans mon existence...

«...La peinture ne fut pas pour moi une fin en soi, elle fut mon moyen à la fois pour atteindre l’idée et pour la servir...». (21)

(21) Introduction à Puissances du Cubisme.

Serait-il abusif de dire, après cela, qu’Albert Gleizes est l’une des plus nobles figures de notre temps.

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